Suivant l’ancienne politique ottomane, Muhammad incorpora dans la machine de guerre impériale, les groupes militaires pré-ottomans. Tant parmi les forces de cavalerie timariot que comme groupes séparés et intacts, les soldats chrétiens jouèrent un rôle important dans son armée (zerma !). La proportion de détenteurs de timar chrétiens dans les provinces des Balkans telle qu’enregistrée dans les registres d’enquête de l’époque de Muhammad Il variait de 3% à plus de 30%. Les Voyniks, qui avaient constitué un groupe de moindre importance en tant que paysan-soldats, étaient présents en Macédoine, en Albanie et en Serbie. Les registres montrent également que le système de récompense de certains groupes par une exonération fiscale en échange de services à l’état fut dans une large mesure préservé sous le régime ottoman. La raison pour laquelle Muhammad laissa intactes les institutions et groupes locaux dans certaines régions comme la Serbie et la Bosnie était son souci de préserver ces régions en tant que zones frontalières sûres et loyales le long des frontières avec la Hongrie.
Pendant le règne de Muhammad II plus qu’à tout autre moment, l’État Ottoman assuma le rôle de champion du Jihad contre le monde chrétien. Il était conscient qu’en Occident, l’idée d’unité européenne et de combiner les forces dans une croisade était incarnée par le Pape, que les Ottomans considéraient comme leur ennemi juré. La pierre angulaire de la stratégie de Muhammad était d’éviter une croisade venant de l’ouest, et en particulier d’échapper à la nécessité de se battre simultanément sur deux fronts, en Roumanie et en Anatolie.
La chute de Constantinople fut considérée comme un désastre majeur en Occident et suscita une forte réaction dans toute l’Europe. Le Pape Nicolas V (1447-1455) réussit à établir la paix et une ligue entre les États Italiens en 1454, et invita tous les gouvernements d’Europe à préparer une croisade. Il ne fait aucun doute que la cour ottomane était bien informée de ces initiatives. Muhammad agit rapidement pour signer un traité avec Venise le 18 avril 1454, afin de neutraliser la République et de s’assurer qu’elle ne fournirait pas l’appui naval dont dépendait si fortement le succès des plans des croisés. Venise, pour sa part, bénéficia du traité, qui reconnaissait ses privilèges commerciaux au sein de l’Empire Ottoman, avec seulement un droit de douane minimal de deux pour cent pour les marchandises entrant et sortant de l’Empire. La République conserva également le droit de maintenir un ambassadeur à Istanbul en tant que représentant permanent à la Porte pour défendre les intérêts vénitiens. En acceptant de payer un tribut à leurs colonies de la Mer Noire et de la Mer Égée, les Génois conclurent également un accord avec le Sultan. Cependant, les Chevaliers Hospitaliers de Rhodes, sur ordre direct du Pape, annoncèrent qu’ils ne paieraient jamais de tribut annuel. Une campagne navale ottomane de 1454 dans la Mer Égée sous le commandement de Hamza Beg accomplit peu.
Il semble qu’en janvier 1455, lorsque Mahmoud Bacha fut nommé Grand Vizir, une politique plus décisive envers les îles de la Mer Égée, visant un contrôle ottoman direct, fut adoptée. Muhammad avait déjà déclaré la guerre contre Rhodes et Chios, et maintenant, accusant Domenico Gattilusio, le seigneur de Lesbos, de se ranger du côté des Chians, il le menaça également d’invasion. Lesbos réussit à obtenir un sursis en acceptant d’élever son tribut à dix mille ducats. Poursuivant toujours la nouvelle politique plus agressive, les Ottomans occupèrent la Vieille Phocée en décembre 1455 et Aenos vers la fin janvier ou février 1456, en plus des îles d’Imbros et de Samothrace, qui appartenaient à une branche de la famille Gattilusi. L’initiative ottomane semble avoir été motivée à la fois par une rivalité dynastique pour la possession de ces îles et par l’inquiétude ottomane face à une attaque de la flotte croisée qui était préparée par le Pape. Sous l’eunuque Ismail, la flotte ottomane occupa également Lemnos sur l’invitation des insulaires grecs, qui se soulevèrent contre Nicolas Gattilusio en mai 1456. L’intervention infructueuse contre les insulaires du frère de Nicolas Domenico, prince de Lesbos, mit le Sultan en colère.
Le sort des îles du nord de la Mer Égée était également devenu une préoccupation majeure de la cour papale. Après la chute d’Imbros et de Samothrace, l’île de Lesbos elle-même était en danger imminent. Domenico envoya des appels urgents à l’aide à Gênes et au Pape. Gênes envoya un navire de guerre avec des renforts et Calixte III donna la priorité à cette question, donnant l’ordre d’accélérer le rythme des préparatifs de la flotte papale. Alarmée par les implications de l’avancée ottomane pour la sécurité de l’Eubée, Venise envisagea un instant l’occupation de Lemnos et d’Imbros pour elle-même. La nouvelle politique de contrôle direct du Sultan était évidemment motivée par son souci de sauvegarder son flanc ouest et Istanbul avant de se lancer contre Belgrade, comme prévu pour le printemps suivant. Le contrôle de ces îles devait être l’un des principaux problèmes entre les Ottomans et l’Europe chrétienne au cours des deux siècles suivants. En fait, les préparatifs d’une telle attaque navale étaient à l’étude depuis la chute de Constantinople en 1453.
Malgré la paix obtenue en Italie par le traité de Lodi le 9 avril 1454 et la conclusion d’une alliance défensive et agressive contre les Ottomans pendant une période de vingt-cinq ans entre les puissances italiennes le 25 février 1455, des hommes d’état réalistes tels que Francis Sforza, Duc de Milan (1450-1466), Cosme de Medici de Florence (1434-1464) et Alfonso I de Naples (1442-1458) n’étaient pas convaincus par les rapports exagérés d’une imminente invasion ottomane. En dehors de l’Italie, dans l’Europe chrétienne, on retrouve la même indifférence à l’appel du Pape à la croisade. Alors que Venise et la papauté voulaient accroître le zèle des croisades à leurs propres fins, ces potentats considéraient froidement la menace ottomane comme un frein aux ambitions de leurs puissants rivaux en Italie. Leur indifférence intrigua les historiens modernes, mais en réalité une invasion ottomane de l’Italie en 1453 n’était qu’une possibilité lointaine, compte tenu du fait que les puissances chrétiennes, principalement Venise et Aragon, avaient une nette supériorité navale dans le Méditerranée. En outre, les avant-postes chrétiens en Albanie, dans la Morée et dans la Mer Égée posaient un sérieux obstacle à toute avancée ottomane. La Hongrie, qui menaçait les Ottomans en Serbie, était également devenue la principale préoccupation de Muhammad à cette époque.
La préparation de la flotte papale, pour laquelle la date du départ avait été fixée au 1er mars 1456, fut comme d’habitude retardée par divers malheurs. La flotte, composée de seize galères avec 5000 soldats et 300 canons, ne put finalement prendre la mer qu’à la mi-juin 1456. L’un des objectifs de l’expédition était de détourner une partie des forces ottomanes du front hongrois, et un autre était de libérer Chios et Lesbos de leur soumission au Sultan et d’assurer leur coopération dans la reconquête des îles du nord de la Mer Égée occupées par les Ottomans. De cette manière, la renaissance de la Ligue chrétienne contre les Turcs dans la Mer Égée serait réalisée.
Chios, cependant, n’acceptera pas de renier son allégeance au Sultan et de rejoindre les forces papales. Elle avait déjà accepté de verser à Muhammad 30000 ducats à titre d’indemnité et de porter son tribut annuel à 10000 (ducats). Les Chians tenaient à ne pas compromettre leur commerce avec les dominions du Sultan, qui était vital pour leur existence.
La flotte papale occupa Lemnos et Imbros par accord, Thasos par la force et laissa des garnisons pour leur défense. La marine turque avait été absente durant toutes ces opérations, manifestement parce qu’elle était engagée sur la Mer Noire pendant la campagne de Belgrade en été et en raison de l’abandon annuel de leurs navires par les marins à l’automne. Malgré une tendance des historiens occidentaux à minimiser l’importance de cette intervention papale dans la Mer Égée, les sources indiquent qu’elle créa une grave situation pour les Ottomans, en particulier au vu des développements à Lesbos. À l’arrivée de la marine des croisés à Mytilène, Domenico et Nicholas Gattilusio, comme nous le dit Critobulus, déclarèrent leur répudiation de l’autorité du Sultan. Nicolas, qui avait été expulsé de Lemnos par Muhammad, préconisa une politique de résistance aux Ottomans. Douze trirèmes de la flotte papale restèrent à Mytilène.
Muhammad envoya une puissante flotte sous Ismail, gouverneur de Gallipoli et amiral de la flotte, contre les Gattilusi au printemps de 1457. À en juger par les grands préparatifs de la flotte ottomane, on peut dire que le Sultan avait en tête d’annexer Lesbos comme il l’avait fait pour les autres îles du nord de la Mer Égée. L’escadre papale se retira à Chios. L’amiral ottoman assiégea la forteresse de Molybdos sans résultat et quitta ensuite l’île, revenant à Gallipoli le 9 août. Domenico, déclarant que la marine papale était incapable de le protéger, se tourna vers le Sultan et offrit sa soumission en envoyant un tribut ; en 1458, Nicolas l’accusa d’avoir aidé Muhammad et le fit exécuter. Au cours de 1457, les Chians et Guillaume II Crispo, Duc de l’archipel, suivirent les traces de Lesbos et acceptèrent de se soumettre aux Ottomans.
Lemnos et Thasos, toujours aux mains des Chrétiens, furent placés par le Pape sous la protection du grand maître des Hospitaliers après le retour de la flotte papale en Italie en 1458. Les Vénitiens et les Catalans voulaient chacun ces îles stratégiques pour eux-mêmes, mais Calixte III refusa leur demande. Après la mort de Calixte, le nouveau Pape, Pie II (1458-1464), prévoyait de les placer sous les génois. En tout cas, en 1457-1459, les Latins essayèrent de créer sur ces îles des bases de défense et d’attaque contre les Ottomans, mais en 1459-1460 Muhammad les occupa, mettant fin aux querelles. Un compromis avec la population grecque, qui en voulait à l’occupation latine, permit au Sultan de s’emparer facilement de ces îles : il agréa que le despote Démétrius Paléologue, un protégé ottoman en Morée, prendrait possession des îles en échange d’une reconnaissance de suzeraineté ottomane, avec le paiement d’un tribut annuel de trois mille ducats. A la conclusion de l’accord, Zaganos Bacha, le nouvel amiral ottoman, arriva avec la flotte et occupa sans difficulté Thasos et Samothrace avec la coopération des notables grecs locaux. En 1460, lorsque le Sultan conquit la Morée, les quatre îles et Aenos furent accordés en apanage à Démétrius.