OTTOMANS
Des signaux rapportant l’entrée à travers les murs furent flashés autour de toute l’armée turque. Les navires turcs dans la Corne d’Or se hâtèrent de débarquer leurs hommes sur l’estran et d’attaquer les murs du port. Ils rencontrèrent peu de résistance, sauf à la Porte Horaia, près de l’Aivan Serai actuelle.[1] Il restait une petite poche de résistance dans la ville. Les marins crétois sur les trois tours à l’entrée de la Corne d’Or s’y tenaient encore et ne pouvaient pas être délogés. Tôt dans l’après-midi, voyant qu’ils étaient complètement isolés, ils se rendirent à contrecœur aux officiers du Sultan à condition que leur vie et leurs biens ne soient pas touchés.[2] Leurs deux navires été ancrés sous les tours et sans être inquiété par les Turcs, dont ils avaient conquis l’admiration, ils levèrent les voiles pour la Crète.[3]
Le long des remparts, au sud du Lycus, les chrétiens avaient repoussé toutes les attaques turques. Mais maintenant, les régiments après les régiments entraient par les brèches de la palissade et se déployaient de chaque côté pour ouvrir toutes les portes.[4] Les soldats sur les murs se retrouvèrent encerclés. Beaucoup furent tués en essayant d’échapper au piège mais la plupart des commandants, y compris Filippo Contarini et Démétrius Cantacuzène, furent capturés vivants.[5]
Au début, les Turcs victorieux qui se précipitèrent dans les rues tuèrent tout ce qu’ils rencontrèrent. Mais dès qu’il devint évident que la ville était tombée le massacre cessa.[6] Le grand-duc Notaras et les Grecs qui défendaient les murs du côté mer se rendirent. Même si la ville fut prise d’assaut, le sac était beaucoup moins cruel que celui qui avait suivi la prise de la même ville par les croisés latins en 1204.[7]
Vers midi, le Sultan Muhammad, entouré de ses vizirs, de ses pachas et ses gardes, traversa la brèche de la Porte de Saint Romanus dans la ville qu’il avait conquise. Il mit pied à terre devant l’église de Sainte-Sophie et entrant dans le magnifique édifice, il ordonna à l’un des muezzins qui l’accompagnaient d’appeler les vrais croyants à la prière. Puis il monta sur le maître-autel et pria.[8]
Muhammad ordonna de rechercher le corps de Constantin qui fut retrouvé sous un tas de corps dans la grande brèche et identifié, au-delà de toute possibilité de contestation, par les aigles d’or qui étaient brodés sur les brodequins de l’empereur.[9] Deux Janissaires réclamèrent l’honneur et la récompense de la mort de l’empereur. Muhammad accorda à son rival les honneurs d’un enterrement décent.[10] Après sa mort, Lucas Notaras, grand-duc, et premier ministre de l’empire, était le prisonnier le plus important. Gibbon raconte :
« Quand il, Lucas Notaras, offrit sa personne et ses trésors au pied du trône, « et pourquoi » dit le Sultan indigné, « n’avez-vous pas employé ces trésors dans la défense de votre prince et pays ? » « Ils étaient pour toi, » répondit l’esclave ; « Dieu les avaient réservé pour vos mains. » « S’il me les avaient réservés, » répondit le despote, « comment avez-vous pu les retenir si longtemps par une résistance inutile et fatale ? » Le grand-duc allégua l’obstination des étrangers et quelques encouragements secrets du vizir turc. Et de cette interview périlleuse, il fut enfin renvoyé avec l’assurance du pardon et de la protection. Une clémence similaire fut étendue aux principaux officiers de l’état, dont plusieurs furent rançonnés à ses frais et pendant quelques jours, il se déclara l’ami et le père du peuple vaincu.[11] »
Muhammad suivit cette déclaration par divers actes et mesures de clémence envers les vaincus qui seront examinés plus loin. Cependant, dans leur majorité, les historiens et polémistes occidentaux ont cherché à obscurcir la victoire et le caractère turc.
Un incident est particulièrement mis en évidence et se rapporte à l’assassinat du grand-duc, Lucas Notaras et de ses enfants. Creasy délirant de rage écrit donc :
« En sortant du palais, Muhammad se rendit à un somptueux banquet qui lui avait été préparé à proximité. Il ordonna au chef de ses eunuques de lui amener le plus jeune enfant du grand-duc Notaras, un garçon âgé de quatorze ans. Notaras pendant le siège avait seulement affiché les qualités d’un bigot factieux mais il agissait maintenant comme un chrétien, un père et un homme. Il dit au messager que son enfant ne devrait jamais servir à la brutalité du Sultan et qu’il préférait le voir sous la hache du bourreau. Furieux d’entendre cette réponse, Muhammad ordonna de saisir Notaras et toute sa famille et de les exécuter. Notaras rencontra son destin avec dignité et exhorta ses enfants à mourir comme des chrétiens décents. (Creasy continue son élucubration fiévreuse) Il vit leur tête tomber l’une après l’autre devant lui puis, après avoir prié quelques instants, il se livra au bourreau, reconnaissant de son dernier souffle la justice de Dieu. (Maintenant Creasy attribue les actions de Vlad Dracul à Muhammad) Les têtes sanglantes furent amenées à Muhammad et placées sur son ordre dans une rangée devant lui, sur la table de banquet. De nombreuses exécutions de nobles chrétiens suivirent ce jour-là, pour satisfaire l’humeur sauvage du tyran et il fut rapporté que la férocité naturelle de Muhammad fut stimulée par les suggestions maléfiques d’un renégat français, dont la fille était dans le harem du Sultan et qui était à l’époque, l’objet de son amour passionné.[12] »
C’est ainsi que l’ensemble des historiens occidentaux, des premiers aux derniers, falsifient en général l’Histoire des Musulmans.
Cette version des faits est bien évidemment facilement adoptée par presque tous les historiens occidentaux modernes, y compris Runciman.[13] Bien sûr, ils suivent systématiquement la tradition, mentionnée au début de cette ouvrage, de falsifications et d’obscurcissement des accomplissements historiques musulmans, quel que soit leur nature et les figures derrière eux.
Une autre raison de cette histoire est celle poursuivie par les religieux catholiques ainsi que leurs érudits (peut-on vraiment les qualifiés d’érudits dans ce cas ou devrait-on plutôt dire des crapules) pour dépeindre la prise musulmane de la ville comme une terrible tragédie, une punition pour les Grecs pour l’adhésion obstinée à leur foi orthodoxe au lieu de tomber sous l’emprise catholique. Voyons par exemple ce que dit l’archevêque Leonard :
« O misérables et pitoyables grecs ! Vous avez empêchés les Latins d’avoir des contacts avec votre religion et de se prosterner devant vos autels. Maintenant vous avez cédé ces mêmes autels aux païens profanes et pollués. Vous avez méprisés d’être unis en une seule foi ; maintenant comme une punition pour votre péché, vous vous êtes vous-même dispersés et ne pouvez plus vous réunir de nouveau.[14] »
Notaras était particulièrement détesté par les catholiques en raison de son refus obstiné de la suprématie catholique. Par conséquent, les contemporains ou les écrivains actuels, tous cherchent en quelque sorte à tirer un moral de l’histoire en lui faisant supporter le pire sort juste du fait de son hostilité à l’église catholique et cette histoire de Notaras comme le reste n’est basé sur que sur des mensonges dus à leur propre haine des orthodoxes et pour trouver la vérité, il faut revenir aux sources anciennes.
Tout comme le caractère de Muhammad et son désir sexuel supposé qui est complètement nié par les contemporains qui pourtant n’avaient aucune raison d’aimer les Turcs. Parmi ceux-ci est le contemporain italien Zorzi Dolfin, qui dans son Cronaca, une histoire de Venise jusqu’à 1478, écrit sur le personnage de Muhammad :
« C’est un homme qui ne s’abandonnait pas aux désirs lubriques mais à des habitudes sobres, qui ne supportait aucune ivresse au moment du Ramadan. Il n’était asservit par aucun plaisir ou délice mais seulement par l’amour de la gloire. Toute ville qu’il capture est soumise à ses lois. Il prend les meilleurs de leurs jeunes hommes, les circoncit et leur fait suivre les lois et les coutumes muhammadiennes. Il prétend qu’il n’est lui-même soumis à aucune loi mais reconnaît un Dieu suprême, comme son père le fit avant lui. Quand il gagne une nouvelle province, il pense davantage aux hommes qu’il a gagnés que les troupeaux capturés et les objets de valeur. Il entreprend l’éducation des enfants les plus prometteurs, les forment aux armes, les appelant Janissaires, ceux-ci étant tirés non pas de Turquie ou d’Anatolie mais des Grecs et de ses autres voisins (ceci est encore un autre mythe comme nous le verrons dans nos prochains ouvrages). En cela, il montre une ténacité remarquable de but, comme si par ses propres efforts, il voulait produire un nouveau peuple.[15] »
Deuxièmement, en ce qui concerne l’exécution des Notaras, les écrivains contemporains, y compris les Grecs, l’attribuent à un certain nombre d’autres raisons. Chalcocondyle note comment Muhammad montra sa clémence et libéra Notaras et d’autres nobles Grecs mais ces nobles ne tardèrent pas à comploter contre lui.[16] Ceci est également indiqué par Gibbon :
« La conspiration, la délivrance et le secours italien : une telle trahison peut être glorieuse mais le rebelle qui l’entreprirent courageusement, perdit justement sa vie ; nous ne devrions pas blâmer un vainqueur d’avoir détruit les ennemis auxquels, il ne peut plus faire.[17] »
Un autre contemporain grec, Critoboulos, donne également une version différente de celle des historiens modernes de la fin tragique du grand-duc. Selon lui, Notaras fut victime de l’« envie et de la haine » de ses adversaires, qui le calomnièrent au Sultan.[18] Lorsque le Sultan enragé eut exécuté Notaras et ses deux fils, il apprit la trahison et la vilénie des calomniateurs, les renvoya tous de sa présence, fit exécuté certains d’entre eux et amputa le reste de leurs positions et privilèges. On pensait que Notaras était extrêmement riche; ce qui explique peut-être grande partie, l’extermination totale de sa famille.[19]
Les historiens occidentaux se contredisent également, d’une part en insistant sur la soif turc de sang et d’autre part en écrivant sur leur générosité. Creasy, le mythomane, par exemple, écrit :
« Mais si impitoyable dans sa convoitise et dans sa fureur, Muhammad savait bien que pour Constantinople devienne un siège d’empire, tel que son ambition désirait, il était nécessaire que la masse de la population grecque qui avait échappé à la mort et la captivité pendant le sac de la ville (si cela avait été le cas, pourquoi donc employer le mot « masse ?, »), devaient être encouragés à rester et d’être des sujets ordonnés et laborieux pour leur nouveau maître. Les mesures de cette idée prises par lui attestent sa clairvoyance politique. Constantin avait aliéné ses sujets en se conformant à l’église latine et maintenant Muhammad comblait les Grecs, qui aimaient leur orthodoxie beaucoup plus que leur liberté, en installant un nouveau patriarche à la tête de l’église grecque et en se proclamant son protecteur, le 1er juin, seulement dix jours après la tempête. Puis, par une proclamation solennelle, il invita tous les fugitifs à rentrer chez eux, leur assura la sécurité et les encouragea à reprendre leurs anciennes occupations. Une charte officielle fut ensuite accordée par lui, qui déclara la personne du patriarche grec inviolable, et l’exempta ainsi que les autres dignitaires de son église de toutes les charges publiques. Le même document assurait aux Grecs l’utilisation de leurs églises et le libre exercice de leurs rites religieux selon leurs propres usages. Mais la population grecque de Constantinople avait depuis longtemps déclinée, et avant même ses souffrances dans le siège fatal, elle était loin d’être suffisante pour l’immense espace occupé par les bâtiments …. La vision de ‘Uthman était désormais accomplie et Constantinople était devenue le joyau central dans l’anneau de l’empire turc.[20] »
Des contradictions supplémentaires entre la rhétorique occidentale hostile et la réalité de la capture turque de Constantinople font l’objet de la rubrique suivante et finale.
[1] S. Runciman: The fall of Constantinople 1453; Cambridge University Press; 1965; p. 140.
[2] S. Runciman: The fall of Constantinople 1453; Cambridge University Press; 1965; p. 143.
[3] G. Phrantzes: Chronicon; Ed. E. Beckker; CSHB; 1838; pp. 387-8.
[4] S. Runciman: The fall of Constantinople 1453; Cambridge University Press; 1965; p. 141.
[5] N. Barbaro: Gironale; op cit; 39; 61.
[6] G. Young: Constantinople; Methuen & Co Ltd; London; 1926; p. 122.
[7] G. Young: Constantinople; Methuen & Co Ltd; London; 1926; p. 123.
[8] ES Creasy: History of the Ottoman Turks; p. 84.
[9] ES Creasy: History of the Ottoman Turks; p. 85.
[10] E. Gibbon: Decline and fall; op cit; p. 199.
[11] Gibbon: Decline and fall; p. 200.
[12] ES Creasy: History of the Ottoman Turks; pp. 85-6.
[13] S. Runciman: The Fall of Constantinople; 1453; Cambridge University Press; 1965; p. 151.
[14] Bernard of Chios; in The Siege of Constantinople 1453: Seven Contemporary Accounts; op cit; p. 40.
[15] Zorzi Dolfin; in The Siege of Constantinople 1453 (JR Melville Jones) pp. 127-8.
[16] L Chalcocondylas: De Origine ac rebus gestis Turcorum; Ed E. Bekker; 1843; in Gibbon: Decline and Fall.
[17] E. Gibbon: Decline and fall; op cit; p. 200.
[18] Critobolus: De rebus gestis; In F. Babinger: Mehmed the Conqueror; p. 97.
[19] In F. Babinger: Mehmed the Conqueror; p. 97.
[20] ES Creasy: History of the Ottoman Turks; pp. 86-7.